Comment désirer l'indésirable est-il possible? Digression sur l' "ubérisation"
Résumé
Le salariat a été construit tout au long du XXè siècle comme une forme sociale génératrice de protections en échange d’une subordination à l’employeur. Les menaces qui pèsent sur elle aujourd’hui s’accompagnent d’une dénonciation de sa désagrégation et ceci d’autant plus qu’au même moment, surgit une nouvelle question sociale avec l’« ubérisation du travail », synonyme du « nouvel esclavage moderne ». Le développement d’un « capitalisme de plateforme » tend à être considéré comme un véritable « retour en arrière », réactivant le spectre du travail à la tâche. Pour autant, faut-il appréhender ces formes d’emploi dégradées, situées aux frontières du salariat, uniquement au regard d’une forme sociale « normale » ? Prendre au sérieux l’attraction que peut représenter la marchandisation des relations de travail ne veut pas dire ignorer la dégradation de l’emploi ni les dispositifs politiques et économiques qui contraignent, dans une situation de chômage massif, à l’enrôlement dans ces emplois décriés jusque par les intéressé.e.s eux-mêmes. L’enjeu est pour nous de revisiter, à la lumière des analyses de Simmel, le phénomène de monétarisation des prestations, en interrogeant les formes de libération qu’il est susceptible d’apporter aux travailleurs.ses exposé.e.s à des phénomènes de stigmatisation tenaces.
Réaliser ce pas de côté permet de ne pas se laisser enfermer dans ce que Patrick Cingolani appelle le « paradigme intégratif », qui questionne la contribution du fait salarial à l’intégration des prolétaires au sein de l’ordre social. Or le salariat présente également un potentiel conflictuel, « divisionnaire » et subversif que la pensée de Simmel permet de réinvestir. Loin de conduire à une réflexion sur les « modèles » de société plus ou moins intégrateurs, l’apport de cet auteur est de souligner la contribution de la salarisation à la libération de l’individualité, tout en proposant une analyse des nouvelles formes d’interdépendance qui en résultent. Simmel invite notamment à se demander ce que l’argent fait aux relations de travail dès lors qu’elles s’émancipent des rapports de sujétion personnelle. Son regard est notamment précieux pour saisir la contribution du salaire monétaire aux processus de différenciation sociale à l'intérieur d'une condition salariale devenue désirable, mais au sein de laquelle surgissent des formes d’obligations pouvant s’avérer indésirables.