Réflexions épistémologiques entre multiplicité des résultats intermédiaires et fragilité du résultat final
Résumé
Dans une approche usuelle, un résultat peut être défini comme une réponse à une question de recherche. Or, l’appel à projet de ce colloque suggère sous forme interrogative de nombreuses autres propositions de définition d’un résultat : « S’agit-il d’exposer le processus de collecte des données ? D’adopter une approche expérimentale ? De rendre transparente la méthode mise en œuvre ? De tout cela à la fois ? »1.
Au-delà de l’hypothèse du financement de la recherche par projet et d’un renforcement de l’évaluation poussant à valoriser ces résultats intermédiaires, n'y a-t-il pas conjointement une situation épistémologique propre aux humanités numériques, renvoyant spécifiquement à leurs modes opératoires ? Devant la difficulté à établir un résultat "final", au sens classique, une partie de la solution trouvée ne consiste-t-elle pas précisément dans le développement de résultats intermédiaires ? S’il est évidemment complexe de répondre globalement à cette question quelque peu provocante, l’objectif sera d'en faire comprendre l'origine de la formulation en revenant sur la recherche qui a permis sa formulation.
Le questionnement initial porte sur la pertinence d’une lecture kuhnienne de l’histoire de la géographie française, approche particulièrement développée par Olivier Orain2. Ce dernier fait l’hypothèse, à la fin de sa recherche, que l’étude des changements sémantiques notamment du terme "espace" autour des années 1970 peut permettre de saisir ce que Thomas Kuhn a appelé un « renversement gestalltique »3. A partir d’un corpus de deux revues emblématique de l’approche classique et de la « crise », à savoir les Annales de géographie et l’Espace Géographique, une recherche a été menée en mobilisant la méthodologie des plongements lexicaux pour saisir les évolutions sémantiques du terme "espace". Si ce qui a été obtenu témoigne d’un changement, il n’en reste pas moins qu’il est impossible de conclure directement qu’il s’agit bien de l’expression d’un « renversement gestalltique ».
L'outillage théorique qui a permis le mieux de comprendre cette fragilité du résultat final est celui de Jean-Claude Passeron4. Or, ce dernier revendique une approche non-kuhnienne des sciences humaines et sociales qui peuvent déployer des approches quantitatives mais ne peuvent pas atteindre la généralité d’un paradigme. Cette optique amène ce faisant indirectement à contester l’approche kuhnienne de l’histoire de la géographie développée par Olivier Orain. Une critique exprimée par ce dernier sur ce travail est « son manque de positivité », au sens où les résultats quantitatifs ne permettent pas directement de conclure et où les idées de Jean-Claude Passeron ne prennent pas la forme d’une grande théorie pouvant expliquer l’histoire de la géographie.
Dans ce contexte, la thèse soutenue est que la valorisation des résultats intermédiaires permet d’être moins directement touchée par cette critique et de mettre en avant une forme de positivité plus fragile mais plus proche du mode de scientificité des sciences humaines et sociales. Ainsi, cette recherche permet de réfléchir par analogie aux humanités numériques, et notamment de pouvoir comprendre épistémologiquement une partie de ce qui constitue leur composante « humanité ».
1) Appel à communication Colloque Humanistica 2020, http://www.humanisti.ca/humanistica-2020/
2) Orain Olivier, 2009, De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle, Paris, L’Harmattan.
3) Kuhn Thomas S., 1972, La structure des révolutions scientifiques, Traduction. Française, Paris: Flammarion.
4) Passeron, Jean-Claude, 1991, Le raisonnement sociologique: l'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan